Parti de l'argent et parti du crime
Cette alarme contre la fraude et l’évasion fiscales relevait des travaux pratiques d’une politique sans ambiguïté du New Dealvis-à-vis de la taxation des plus riches. « Les impôts sont les cotisations que nous payons pour jouir des privilèges de la participation à une société organisée », déclarait Roosevelt en 1936, deux ans après le vote du Revenue Act qui remit à plat les règles d'imposition des hauts revenus.
Les personnes gagnant plus de 200 000 dollars (soit un million de dollars aujourd'hui) par an furent alors taxées à hauteur de 63 %. La loi fut révisée en 1936, augmentant le taux à 79 %, qui atteindra même 91 % en 1941. Pendant près d’un demi-siècle, soit jusqu’à la contre-révolution reaganienne et thatchérienne, les États-Unis connaîtront un taux marginal d'imposition sur les très hauts revenus proche de 80 % (lire cette mise au point de Thomas Piketty).
Mais, comme le soulignait hier la note américaine de Henry Morgenthau et comme l’illustre aujourd’hui la tentation belge de Bernard Arnault, il ne suffit pas d’imposer plus fortement les plus riches : il faut aussi, sinon surtout, empêcher qu’ils fraudent et que leurs fortunes s’évadent, de même que les délinquants fuient la juste rigueur de la loi et que le crime prolifère à l’abri d’une économie parallèle. Et ce n’est pas une petite affaire tant, ces quarante dernières années, l’évasion fiscale n’a cessé de gangrener le cœur de l’économie mondiale, de se professionnaliser financièrement et de se barricader juridiquement, au point de devenir une citadelle imprenable, opaque et secrète à la manière d’un trou noir où s’abrite, se renforce et se conforte une dangereuse « mafiosisation » du monde.
Affirmer ce lien d’essence entre parti de l’argent et parti du crime, entre des organisations qui, par-delà leurs dissemblances, la respectabilité des unes, la clandestinité des autres, n’ont d’autre loi que le profit et d’autre règle que le secret, n’est pas un propos d’illuminé ou d’agité. Dans son fameux discours du 31 octobre 1936, au Madison Square Garden, à la veille de sa réélection (lire ici sa version française), Roosevelt lui-même n’y avait pas été par quatre chemins (comme le rappelait déjà ici même Antoine Perraud).
S’en prenant aux « vieux ennemis de la paix », dont au premier chef « le monopole industriel et financier, la spéculation, la banque véreuse », le leader démocrate poursuivait ainsi : « Ils avaient commencé à considérer le gouvernement des États-Unis comme un simple appendice à leurs affaires privées. Nous savons maintenant qu’il est tout aussi dangereux d’être gouverné par l’argent organisé que par le crime organisé. »
L’argent organisé à même enseigne que le crime organisé, clamait Roosevelt, allant bien au-delà de cette « finance anonyme »évoquée comme son « ennemi » par le candidat François Hollande (lire notre compte-rendu du meeting du Bourget). Pas si anonyme et, surtout, criminelle ! De fait, le ministre des finances déjà cité, Henry Morgenthau, ajoutera à sa lutte contre la fraude et l’évasion fiscales le combat contre la corruption et le crime organisé. Que diraient aujourd’hui ces réformateurs radicaux, convaincus que l’exigence démocratique n’était pas l’affaire des tièdes, au spectacle des dérégulations ultralibérales qui, en quelques décennies, nous ont légué un monde où l’argent est roi et le crime son maître ? Oui, le crime, c’est-à-dire le refus des lois et la violation des règles, dans un climat de lâcheté et d’indécence, de renoncement des États et d’arrogance des oligarques. Et un crime que la crise, loin de le faire reculer, a conforté.
Car telle est la réalité de notre monde devenu la proie d’un capitalisme sans entraves : les paradis fiscaux en sont le cœur. Non pas la marge, l’exception ou la dérive, mais la norme. Ce noir tableau est brossé parNicholas Shaxson, auteur de la plus récente bible sur le sujet (l’édition originale anglaise est de 2011) :
« Les paradis fiscaux sont partout. Plus de la moitié du commerce international – du moins sur le papier – passe par eux. Plus de la moitié de tous les actifs bancaires et un tiers des investissements directs à l’étranger des multinationales transitent par des centres financiers off-shore. Environ 85 % des opérations bancaires internationales et des émissions d’obligations sont effectuées via ce que l’on appelle l’Euromarket, un espace off-shore apatride. Le FMI a évalué en 2010 que le bilan cumulé des petits paradis fiscaux insulaires s’élevait à 18 000 milliards de dollars – une somme équivalente à un tiers du PIB mondial –, précisant que ce montant était sans doute sous-estimé. La Cour des comptes américaine a révélé en 2008 que 83 des plus grandes entreprises du pays possédaient des filiales dans les paradis fiscaux. L’année suivante, une enquête du Tax Justice Network nous a appris que 99 des 100 plus grandes entreprises européennes avaient recours à des filiales off-shore. Dans chaque pays, les banques sont les sociétés qui, de loin, recourent le plus aux paradis fiscaux. »
Les travaux pionniers de Gabriel Zucman, un jeune chercheur de l’École d'économie de Paris, ont permis d’évaluer ce qu’il nomme« la richesse manquante des nations » : environ 8 % du patrimoine financier des ménages est détenu dans des paradis fiscaux à l’échelle mondiale. « Fin 2008, expliquait-il dans un entretien à La vie des idées, le patrimoine financier des ménages – c'est-à-dire les dépôts bancaires, les portefeuilles d’action, les placements dans des fonds d'investissement et les contrats d’assurance-vie détenus par les ménages du monde entier – s’élevait à 75 000 milliards de dollars. Les ménages détenaient donc environ 6 000 milliards de dollars dans les paradis fiscaux. »
Dans une nouvelle étude, toute récente (septembre 2012, à télécharger ici, en anglais), Gabriel Zucman et son collègue Niels Johannesen montrent que la prétendue action du G20 contre les paradis fiscaux « a jusqu’à présent largement échoué » : « Il y a autant d’argent dans les paradis fiscaux aujourd’hui qu’en 2009, et les fonds se déplacent vers les paradis fiscaux les moins coopératifs. »
A suivre