« Il est minuit moins une en Côte d'Ivoire », annonce un responsable d'ONG, soulignant l'état de tension sur place. Neuf jours après l'élection présidentielle, et cinq jours après la proclamation des résultats par la commission électorale indépendante (CEI), le pays semble toujours marcher sur le fil du rasoir, avec deux présidents, deux premiers ministres, deux gouvernements, et aucune porte de sortie en vue.
L'homme déclaré vainqueur par la CEI, et reconnu comme tel par la communauté internationale et l'ONU, Alassane Ouattara, cloîtré dans son hôtel d'Abidjan, essaie de faire valoir ses droits à diriger le pays. En face, le président sortant Laurent Gbagbo tente le coup de force avec l'appui de ses fidèles au Conseil constitutionnel, dans l'appareil d'État et dans l'armée. Chacun fait comme si l'autre allait s'effacer et abandonner la partie. Peu probable.
Thabo Mbeki, l'ancien président sud-africain, est arrivé ce week-end à Abidjan pour tenter une médiation au nom de l'Union africaine. Mais peu de monde place beaucoup d'espoir dans sa mission. Les responsables politiques étrangers qui ont réussi à joindre Gbagbo pour essayer de lui faire entendre raison se sont fait éconduire. Que peut-il désormais se passer ? La Côte d'Ivoire peut-elle sortir de cette impasse par le haut ou un bain de sang se prépare-t-il ? Revue des hypothèses.
- Un départ négocié de Laurent Gbagbo
C'est évidemment l'issue la plus souhaitable, mais pour le moment pas la plus envisageable. Gbagbo, dont le mandat de président a expiré depuis 2005, a tout fait pour se maintenir à la tête du pays. «Il exhibe tous les symptômes d'un homme qui s'accroche au pouvoir à tout prix», confie un diplomate français. «Il avait promis publiquement qu'il respecterait le résultat des élections, mais en même temps, son slogan de campagne disait le contraire: “On gagne ou on gagne !”»
Thabo Mbeki a été choisi comme émissaire parce qu'il connaît le dossier (pour s'en être occupé en 2004-2006), mais surtout parce qu'il est l'un des rares à qui Gbagbo accepte de parler. L'homme vit en effet «bunkerisé», ne parlant qu'à une coterie de conseillers, et refusant fréquemment de prendre au téléphone des chefs d'État étrangers. «Mbeki va au moins pouvoir mettre le pied dans la porte, estime le diplomate, mais ensuite rien n'est garanti.»
- Un gouvernement de coalition
C'est souvent la solution retenue pour dénouer les crises électorales, en constituant un attelage président et premier ministre issus de camps opposés, comme au Kenya ou au Zimbabwe. Mais aucun spécialiste de la Côte d'Ivoire ne voit comment cela pourrait fonctionner dans ce cas précis. «Tout a été tenté depuis les accords de Marcoussis et rien n'a fonctionné», avance Richard Banegas, professeur de sciences politiques à l'Université Paris-I et directeur de la revue Politique africaine. «De plus, le gouvernement que Gbagbo annonce est un gouvernement de combat, intégrant de nombreux Jeunes Patriotes», qui sont des jusqu'au-boutistes ultranationalistes.
A contrario, Guillaume Soro, l'ex-premier ministre qui a rallié Ouattara une fois connus les résultats officiels et été renommé à ce poste, a fait un geste envers les proches de Gbagbo, en leur tendant la main pour participer au gouvernement. C'est aussi une fine manœuvre : il essaie ainsi de diviser le camp adverse. Néanmoins, tout le monde semble d'accord : Alassane Ouattara n'acceptera jamais d'être le premier ministre de Gbagbo, et ce dernier n'a aucune envie de partager le pouvoir, même en gardant son fauteuil de président.
- Des pressions internationales et des sanctions
C'est pour l'instant la voie la plus probable, même si son efficacité est loin d'être garantie. Nous n'en sommes qu'à l'heure des pressions, qui visent d'abord à faire entendre raison à Gbagbo, puis, éventuellement, à lui expliquer qu'il sera lâché par tous s'il s'obstine à refuser sa défaite. Dominique Strauss-Kahn, en tant que patron du FMI (qui a accordé un prêt de 500 millions d'euros à la Côte d'Ivoire), a par exemple été très clair sur le sujet: l'institution n'acceptera de travailler qu'avec un gouvernement reconnu par l'ONU. Viendront ensuite la menace de sanctions et, peut-être, de véritables sanctions votées par l'ONU. Sur la question de leur efficacité, les analyses divergent.
«Est-ce que les sanctions économiques ont déjà fait changer de cap ?» interroge de façon rhétorique Richard Banegas. «Au début de la crise ivoirienne, il y a eu des sanctions et elles n'ont eu aucun effet. C'est même durant cette période que la production de cacao et les exportations de pétrole ont augmenté. Quant aux pressions, Gbagbo a déjà une bonne partie du monde sur le dos depuis des années. Il s'en sert pour se conforter intérieurement en adoptant un discours ultranationaliste qui rencontre un écho favorable dans la population.»
Rinaldo Depagne, expert de l'Afrique de l'Ouest à l'International Crisis Group, pense au contraire que la pression et les sanctions peuvent s'avérer efficaces. «Il faut faire comprendre à Gbagbo que s'il garde le pouvoir, il n'aura pour seuls interlocuteurs que l'Angola et la Corée du Nord. Il sera complètement isolé. Il n'est même pas sûr que les Chinois restent de son côté si jamais il y a un vote à l'ONU en faveur de sanctions : la Côte d'Ivoire possède trop peu de pétrole pour qu'ils souhaitent en faire un casus belli au Conseil de sécurité. La meilleure solution me semble être la voie des sanctions individuelles contre des personnes précises (la liste est déjà ouverte). Elles peuvent avoir pour effet de faire éclater le camp Gbagbo et l'amener à lâcher le pouvoir.»
Elle existe déjà de facto. Gbagbo contrôle seulement à peu près 37% du territoire ivoirien. Si les deux adversaires continuent l'un et l'autre à se proclamer président, ils contrôleront alors chacun un morceau de pays : Ouattara le Nord avec l'appoint des forces rebelles, et Gbagbo le Sud (avec Abidjan). Cela ramènerait le pays dix ans en arrière et annulerait tous les efforts de réconciliation et de réunification entrepris depuis 2002. «Comment expliquer aux Forces Nouvelles du Nord, qui n'ont cessé de se méfier de Gbagbo, et qui utilisaient l'argument de la méfiance pour ne pas désarmer, qu'elles avaient tort ?», demande le diplomate français.
C'est ce que tout le monde craint aujourd'hui. Plusieurs journaux font état de dizaines de morts à différents endroits de la Côte d'Ivoire ces derniers jours, mais personne n'est en mesure de vérifier ces affirmations. Malgré un embargo international sur les ventes d'armes à destination du pays, les deux camps adverses ont fait l'acquisition de nombreux stocks ces dernières années. Néanmoins, «en Côte d'Ivoire, personne ne descend dans la rue sans un ordre. Les violences sont rarement spontanées», assure Rinaldo Depagne. «Pour l'instant, chaque camp garde cette carte dans sa manche. Mais si la situation continue de bouillonner ainsi, cela peut être un moyen pour Ouattara ou pour Gbagbo de vouloir faire bouger les choses. Qui osera le premier ?»
Si Gbagbo a déjà utilisé cette arme de la rue à plusieurs reprises dans le passé, Ouattara n'a jamais osé en jouer. «Il s'en remet constamment à la communauté internationale pour le porter au pouvoir», remarque Richard Banegas, qui note que c'est Gbagbo qui détient la capacité répressive, puisqu'il contrôle une armée qui lui reste, pour l'instant, fidèle. «Mais on ne peut pas exclure le scénario d'affrontements de rue réguliers et de combats, par exemple pour prendre possession de la télévision. Cela pourrait conduire à une stratégie de la tension alimentée par des violences urbaines, comme la guerre des milices à Brazzaville. Cela amènerait le gouvernement de Gbagbo à adopter une attitude de plus en plus répressive et autoritaire.» Après le coup d'État constitutionnel de Gbagbo, ce serait un lent basculement dans la dictature.
Sources : http://www.mediapart.fr/journal/international/061210/il-est-minuit-moins-une-en-cote-divoire