L'alarme italienne contre la haute mafia
Grande figure de la magistrature indépendante en Italie, ayant fait du combat judiciaire contre la mafia l’engagement d’une vie au service du bien commun (lire ici son hommage, vingt ans après leur assassinat, à ses collègues Paolo Borsellino et Giovanni Falcone), le procureur Roberto Scarpinatoaime rappeler que le véritable pouvoir, celui de l’argent comme celui du crime – qui se confondent, se rejoignent ou se croisent souvent –, est toujours obscène, au sens étymologique de ce mot : ob scenum en latin, c’est-à-dire « hors scène ». Car le secret est l’obscénité foncière de ce pouvoir, et c’est bien pourquoi, dès qu’il est mis à nu comme dans les enregistrements du majordome des Bettencourt ou dans les documents Takieddine, sa réalité vraie, son avidité, sa brutalité et sa vulgarité nous sidèrent et nous stupéfient. Sur scène, dans ses lieux institutionnels, ce pouvoir met en avant l’apparence d’une représentation destinée au public. Hors scène, il se livre à ses trafics, combines et arrangements au nom de ses intérêts bruts et brutaux, sans aucune fioriture.
Extraordinaire réflexion à haute voix de Scarpinato sur la « mafiosiation » d’un monde dérégulé, comme sorti de ses gonds, Le Retour du Prince (Éditions La Contre Allée) est un livre incontournable pour comprendre de quoi le mot mafia est devenu le nom commun (écouter ici notre chronique audio) : d’un monde, le nôtre, où le conflit d’intérêts, cette prolifération des intérêts privés à l’abri de l’intérêt général, est de fait institutionnalisé ; où l’abus de pouvoir est ainsi légitimé, par accoutumance et résignation ; où la corruption devient « un code culturel qui façonne la forme même de l’exercice du pouvoir » ; où les plus hautes classes dirigeantes et possédantes pratiquent sans vergogne l’illégalité pour elles-mêmes.
Selon Scarpinato, la mafia des tueurs, cette « mafia militaire »issue des milieux populaires que chroniquent les médias, fait écran à la « haute mafia » qu’il a su démasquer au risque de sa vie dans ses enquêtes : ces politiciens, notables et financiers qui en sont les véritables bénéficiaires.
L’Italie mafieuse ne vous est pas étrangère, lancent à la face de l’Europe et du monde aussi bien Roberto Scarpinato que le journaliste Roberto Saviano, l’auteur du désormais célèbre Gomorra (voir ici son site personnel). Ce dernier ne cesse de s’étonner de l’indifférence ou de l’inconscience françaises vis-à-vis de la très concrète présence des diverses mafias italiennes en France, qui va de pair avec notre complaisance pour la criminalité corse (lire ici l’enquête du Point sur l’arrière-plan de la série télévisée “Mafiosa”).
« Voilà ce qu’est la France, aujourd’hui : un carrefour, un lieu de négociations, de réinvestissement et d’alliances entre cartels criminels », écrit Saviano en préface de l’édition française de son dernier livre, message qu’il a répété dans les médias (ici et là). Mais, surtout, insiste-t-il, cette extension des mafias d’en bas va de pair avec les pratiques mafieuses d’en haut. C’est ainsi, souligne Saviano (dans un récent entretien à La Repubblica), que le système bancaire international n’a guère fait la fine bouche, depuis la crise de 2008, pour récupérer et blanchir l’argent du crime afin de renflouer ses caisses et de trouver des liquidités.
C’est peu dire que la France, dont le parquet et ses procureurs ne sont pas, comme en Italie, indépendants du pouvoir exécutif, est en retard dans cette prise de conscience. Les anciennes rodomontades de Nicolas Sarkozy contre les paradis fiscaux, dont la liste noire fut ensuite blanchie comme par miracle, ont accompagné une démobilisation générale de l’État dans la lutte contre le crime financier et économique, d’où qu’il vienne. Le Service central de prévention de la corruption (SCPC), dont on a oublié jusqu’à l’existence, est devenu une coquille presque vide, en tout cas une structure impuissante comme l’admet son chef lui-même (lire son dernier rapport, de 2010).
Cette année, la Cour des comptes a sévèrement souligné les faiblesses de Tracfin, la structure administrative de renseignement financier créée pour lutter contre le blanchiment d’argent (son rapport est à télécharger ici en PDF). Et, tout récemment, l’OCDE s’est inquiétée des retards de la France en matière de lutte contre la corruption internationale, s’étonnant de la rareté des enquêtes et du manque de sanctions (à lire sur acteurspublics.com).
Pendant ce temps-là, les autorités américaines, pourtant peu suspectes de collectivisme confiscatoire, ont saisi l’opportunité de la crise pour renforcer la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. Dans leur ligne de mire, la Suisse et ses banques, aujourd’hui dépositaires d’un tiers de la richesse mondiale manquante parce que détournée. Au nom de la souveraineté, qui est à la base du principe même de l’impôt et des recettes fiscales, les acteurs privés ne sont pas ménagés, notamment la banque UBS mise en cause par la justice américaine, tandis qu’un programme de dénonciation volontaire était mis en place. Mieux, le Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca), qui entre en vigueur à partir de 2013, sème la panique sur les places financières helvètes car il contraint les établissements financiers, sous contrainte de sanctions aux États-Unis mêmes, à transmettre automatiquement leurs informations sur des Américains détenteurs de compte.
Qu’attend la France pour faire de même ? Qu’attend-elle pour faire la guerre à l’évasion fiscale et combattre les paradis fiscaux ? Qu’attend-elle pour boycotter, en leur refusant toute commande publique, les sociétés, quelles qu’elles soient, qui ont des filiales dans ces enfers criminels ? Qu’attend-elle quand l’impôt sur les bénéfices des entreprises n’est que de 25 % en moyenne en Europe contre 40 % aux États-Unis ? Qu’attend-elle quand on sait qu’en trente ans, avec la baisse de la part des salaires et la hausse des profits, ce sont quelque 150 % du PIB de l’ensemble des pays européens qui sont partis vers les marchés financiers ? Qu’attend-elle quand la révolution industrielle, dont le numérique est le moteur, accroît ces déséquilibres, ses principaux oligopoles jouant à plein la carte des paradis fiscaux pour payer le moins d’impôt possible – le taux d’imposition affiché par Google est de 2,4 % !
En conclusion de son livre sur Les Paradis fiscaux (André Versaille éditeur), sous-titré Enquête sur les ravages de la finance néo-libérale, Nicholas Shaxson, dont la plume est accueillie aussi bien par le Financial Times que par The Economist, lance cette alerte :« Les paradis fiscaux sont un facteur déterminant de la façon dont le pouvoir politique et économique fonctionne dans le monde aujourd’hui. Ils permettent aux personnes, aux entreprises et aux pays les plus riches de conserver leurs privilèges, sans qu’il n’y ait pour cela aucune bonne raison. Les paradis fiscaux sont le théâtre où les millionnaires affrontent les pauvres, les multinationales les citoyens, les oligarchies les démocraties : à chaque fois, le plus riche l’emporte. »
Autrement dit, si une guerre acharnée ne leur est pas faite, avec constance et détermination, aucune politique socialement progressiste ne pourra durablement s’imposer, encore moins faire ses preuves. Car cet adversaire-là est déloyal, fourbe et secret, violent et puissant, sans frontières et sans états d’âme, tout comme l’est le crime organisé.