Il faut avoir la chance d’être étroitement associé à certains évènements pour se rendre compte à quel point certains journalistes déforment les faits et par là même désinforment l’opinion.
Deux exemples puisés dans des dossiers qui me sont familiers : le procès des dirigeants Khmers Rouges et la tension entre le Cambodge et la Thaïlande à propos de leur frontière commune.
Commençons par le procès des dirigeants Khmers Rouges Les survivants de la barbarie communiste représentent aujourd’hui un peu moins d’un quart d’une population très jeune. L’intérêt fut lent à se manifester. Pour deux raisons au moins. Première explication, les procès interviennent plus de trente ans après les faits. Parce que pendant dix ans à partir de 1979, la communauté internationale (y compris la France et la Belgique) a fait le choix de considérer que les représentants légitimes du peuple cambodgien étaient ses bourreaux. Il a fallu encore une décennie avant que la pacification intervienne, l’ONU ayant échoué dans cette mission. Enfin, compte tenu des lenteurs onusiennes, six ans ont été nécessaires pour définir un tribunal qui tienne compte à la fois de la souveraineté du Cambodge et de la nécessité de respecter les critères internationaux du droit pénal. Trente longues années tout au long desquelles, les Cambodgiens n’ont pas eu d’autre choix que de s’accommoder d’un passé lourd de souffrances morales et physiques. Deuxième explication, la vie. Et la force qu’elle donne de continuer, même quand on a été confronté au pire du pire. Avec pour seul remède le silence. Un silence de la même nature que celui observé lors du retour des survivants des camps nazis. Le silence de ceux qui ont survécu à Pol Pot et ses complices n’est en rien différent du silence de ceux qui sont revenus de Buchenwald, de Ravensbrück ou d’Auschwitz.
Mais au fur et à mesure que les gens ont appris l’existence du tribunal et le travail de recherche de la vérité qui s’y opère, l’intérêt n’a pas cessé de grandir. Grâce à l’inlassable travail du Centre de Documentation du Cambodge (une institution privée créée à l’initiative de l’université de Yale - www.dccam.org ) et du service des affaires publiques du tribunal, les survivants sortent peu à peu du silence dans lequel, pour se prémunir, ils se sont corsetés si longtemps.
Plus de trente mille personnes ont renoncé à une journée de travail dans les rizières, parfois lointaines, pour assister à une audience du tribunal. Ils sont des milliers à participer aux séances d’information organisées dans tout le pays. Alors qu’un peu moins de cent personnes s’étaient constituées parties civiles pour le premier procès (une grande première en droit pénal international), le tribunal a enregistré à ce jour quatre mille constitutions de partie civile pour le deuxième procès.
Et pourtant, il se trouve quelqu’un, au Cambodge, qui vient de déclarer : « Tout le monde se moque du procès ! ». Parce qu’il est Français, parce qu’il est prêtre, parce qu’il a vécu au Cambodge avant 1975 et qu’il est revenu en 1992 (on ne l’a pas vu pendant les années d’isolement de 1979 à 1991), il représente aux yeux de l’immense majorité des journalistes français de passage LA source incontournable et incontestable. Et c’est ainsi qu’on trouve, dans la plupart (pas dans tous, heureusement) des articles consacrés au Cambodge par la presse française des développements sur l’absence d’intérêt de la population cambodgienne pour ces procès. Or, la France, avec d’autres pays, participe au financement du tribunal. Et les contribuables français ont le droit à une information honnête sur le travail effectué par cette institution (http://www.eccc.gov.kh/french/ ). Déformation des faits ; désinformation des lecteurs.
Autre exemple, l’affaire du Temple de Preah Vihear et de la frontière qui sépare Cambodge et Thaïlande. C’est un de mes dossiers. Je suis donc particulièrement attentif aux développements quotidiens de cette affaire. Surtout que la Thaïlande, en crise profonde depuis le coup d’Etat militaire de 2006, remet en question le tracé de la frontière à cet endroit (comme à d’autres d’ailleurs). Or, cette frontière est fixée par un traité vieux d’un siècle, traité confirmé à de multiples reprises par des actes de droit entre les deux pays. Frontière reconnue par la Cour Internationale de Justice en 1962 pour justifier de l’appartenance du temple au Cambodge.
Depuis une semaine, le Comité du Patrimoine Mondial de l’UNESCO est en session, au Brésil. Il doit examiner un plan d’aménagement du site du temple qui a été inscrit, il y a deux ans, sur la lite du patrimoine mondial de l’humanité. La Thaïlande conteste cette inscription et donc ce plan. Elle demande qu’il soit retiré de l’ordre du jour. Le Premier Ministre thaïlandais menace même de retirer son pays du Comité s’il n’est pas fait droit à cette exigence. Jeudi dernier, en soirée, me parvient la nouvelle que l’examen du plan cambodgien est reporté à une autre session du Comité, l’an prochain. « Défaite cambodgienne », victoire thaïlandaise », la presse thaïlandaise se déchaîne. Suivie par certains titres occidentaux ainsi que par Voice of America et par Radio Free Asia, toujours à l’affut d’informations susceptibles de mettre à mal le gouvernement cambodgien. Je passe le week end à consulter tous les titres accessibles pour en arriver à une conclusion personnelle : alors que le Cambodge dispose d’un dossier juridiquement solide, il n’a pas convaincu le Comité.
Ce lundi, retour au bureau. Je reçois des nouvelles de la délégation cambodgienne au Brésil et j’apprends qu’un document a été approuvé, signé par les ministres de Thaïlande et du Cambodge présents à la réunion. Surprise ! Ce document, qui m’est transmis, prend acte de l’inscription du temple, se réjouit des travaux accomplis par le Cambodge en vue des obligations qui lui incombent suite à cette inscription, prend acte du plan d’aménagement et décide de poursuivre la gestion du dossier à sa prochaine session. Ainsi donc, les faits sont radicalement à l’opposé de ce que la presse a relaté. La Thaïlande, du moins sur papier, reconnaît l’inscription du temple et ne s’oppose pas aux travaux à venir. Déformation des faits ; désinformation des lecteurs.
Je me dis une chose : s’il en est ainsi pour deux dossiers qui me sont familiers, qu’en est-il des autres ? Qu’en est-il du lecteur ou de l’auditeur qui n’est pas un peu averti des sujets qui font l’actualité ? Parce que je sais bien que chez nous, c’est pareil. Ce n’est plus de l’info. C’est de l’intox. Alors, que vive Médiapart, que vive Arrêt sur images, que vivent Le Monde Diplomatique et Le canard enchainé. Que vive une presse indépendante de toute pression politique, économique et financière. Cela dépend aussi de chacun d’entre nous.