Je le confesse : j'avais pris la décision dans le courant de l'été de ne plus écrire une ligne sur Alain Minc pendant quelques temps, mais après sa sortie contre le « pape allemand », je peine à me contenir. Tout juste après l'avoir prise, je m'autorise donc à faire une entorse à ma bonne résolution.Il faut en effet toujours se défier de ses propres emballements ou à tout le moins de ses idées fixes. Voici quelques temps, je me suis donc pris à penser que j'avais décidément beaucoup écrit sur Alain Minc. Trop, peut-être... Ce n'est certes que le hasard de la vie. Pour avoir croisé sa route du temps où j'étais journaliste au Monde, qu'il a conduit en association avec Jean-Marie Colombani au naufrage que l'on sait, j'ai eu l'envie, en quittant ce quotidien, d'écrire un livre d'enquête sur lui, pour présenter les mœurs du capitalisme de connivence français, dont il est l'un des porte-drapeaux. Et me lançant dans l'aventure de Mediapart, j'ai continué à tenir la chronique de ses aventures, puisque, l'observant dans ses fonctions de conseiller occulte de Nicolas Sarkozy, il est devenu, dans les coulisses de l'Elysée, l'un des personnages de ce capitalisme du Fouquet's qui a alors prospéré. Du projet avorté de privatisation de la régie publicitaire de France Télévisions jusqu'à l'ouverture au privé des jeux en ligne, en passant par la récente recapitalisation du journal Le Monde, j'ai donc suivi ses nouvelles intrigues, petites et grandes, pour le compte du chef de l'Etat et de quelques très grandes fortunes françaises.
Mais oui, il faut se méfier de ses propres obsessions. Le temps passant, j'ai donc jugé qu'il y avait d'autres urgences que de tenir la chronique de ce conseiller de l'ombre. Parce que s'il faut trouver des illustrations de ce capitalisme d'influence, nous en avons, de nos jours, bien d'autres sous les yeux, à commencer évidemment par l'affaire Bettencourt-Sarkozy. Parce que, dans le même temps, Nicolas Sarkozy a fini par pâtir des innombrables intrigues de son conseiller de l'ombre et l'a (provisoirement ?) évincé de l'Elysée. Parce que, de surcroît, je l'avoue, ce face-à-face avec le héros de mon livre commençait à me lasser. Trop d'arrogance et de suffisance : pour ne pas décrocher le titre un peu ridicule de meilleur spécialiste ès Minc, j'ai ressenti le besoin de tourner la page. De tenir encore et toujours le chronique de ce capitalisme parmi les plus nécrosés, mais au travers d'autres enquêtes.
Mais, quand j'ai entendu Alain Minc éructer contre le « pape allemand », je n'ai pas résisté à l'envie de prendre encore la plume. La sortie est trop grave pour qu'on ne lui oppose que le silence ou l'indifférence. Le conseiller de l'ombre a beau avoir perdu beaucoup de son influence et être tenté de multiplier les provocations et faire du zèle pour rentrer en grâce auprès de son mentor, sa tirade est si choquante qu'elle mérite qu'on s'y arrête.
Qu'avait donc dit Benoît XVI pour s'attirer un tel quolibet ? Il avait tout bonnement résumé l'opinion majoritairement partagée dans les milieux catholiques depuis que Nicolas Sarkozy, cherchant une diversion pour sortir du scandale Bettencourt, a lancé une campagne xénophobe en engageant une vague massive d'expulsion des Roms. Dimanche 22 août, le pape, prenant la parole devant des pèlerins venus à Rome, avait donc invité ses ouailles « à savoir accueillir les légitimes diversités humaines ».
De quelque religion que l'on soit, ou alors radicalement athée sinon même anticlérical, qui peut s'opposer à pareil précepte ? Personne de bon sens, naturellement. Que l'on soit adepte de la charité chrétienne ou que l'on soit un ardent défenseur des droits de l'homme, on ne peut que saluer la réaffirmation de ce principe, qui donne la mesure de l'émotion qu'a suscitée, de par le monde, la politique de stigmatisation contre une communauté engagée par Nicolas Sarkozy.
Personne de bon sens, non ! Mais à l'évidence, Alain Minc a perdu le sien. A-t-il à ce point besoin de démontrer au chef de l'Etat qu'il peut encore lui rendre envers et contre tout de menus services ? Veut-il le convaincre que même dans la pire des adversités il restera dans le dernier carré de ses fidèles ? Pour justifier l'expulsion des Roms et voler au secours de Nicolas Sarkozy, il a en tout cas trouvé, mercredi, lors de l'émission "L'été en pente douce", sur France Inter - on peut écouter ci-dessous le principal extrait qui nous intéresse -, un argument auquel aucun sarkoziste n'avait encore songé : ce pape a tort parce qu'il est... allemand !
« On peut discuter (de) ce que l'on veut sur l'affaire des Roms, mais pas un pape allemand », a ainsi expliqué Alain Minc. « Jean-Paul II peut-être, pas lui.» « Son insensibilité qu'on a mesurée quand il a réinstallé un évêque révisionniste, son insensibilité à l'histoire, dont il est comme tous les Allemands un héritier, non pas un coupable mais un héritier », a-t-il ajouté.
D'une phrase, Alain Minc fait donc allusion au passé controversé de Benoît XVI. Mais ce n'est pas, dans sa bouche, l'argument majeur. Selon lui, ce qui disqualifie celui qui prône une meilleure prise en compte des « légitimes diversités humaines », c'est qu'il est « un pape allemand » et qu'il est donc, « comme tous les Allemands », « l'héritier » de l'histoire que l'on sait. L'histoire du génocide des juifs ou de l'extermination des tziganes...
La phrase est tellement sidérante et choquante qu'elle a suscité une nouvelle vague d'indignation dans les milieux catholiques - à commencer par les milieux catholiques de gauche, qui se sont souvent montrés critiques à l'encontre du pape Benoît XVI. Pensant rendre service à Nicolas Sarkozy en défendant l'indéfendable, Alain Minc s'est montré si maladroit qu'il est en fait parvenu au résultat strictement inverse : creuser encore un peu plus l'incompréhension entre le chef de l'Etat et les milieux catholiques français, qui se sont pourtant très fortement mobilisés en faveur de son élection en 2007.
Maladroit et choquant, oui ! Car on comprend bien ce qu'il y a de biscornu et de stupide dans le raisonnement du trop zélé conseiller. A le suivre, à considérer qu'il y aurait une responsabilité collective du peuple allemand dans le crimes nazis - une responsabilité qui le disqualifie pour s'indigner aujourd'hui de tentations ou de dérives xénophobes -, on pourrait être tenté de se laisser aller à beaucoup d'autres inepties de ce genre : compte tenu du legs de la guerre d'Algérie, un pape français serait-il qualifié pour condamner de nos jours le colonialisme ? Et après les atrocités de Guantanamo, un pape d'origine américaine serait-il qualifié pour s'indigner de pratiques de torture ? A ce compte-là, on pourrait se demander aussi par quel mystère Alain Minc estime que Jean-Paul II, pape originaire de Pologne, était plus fondé à défendre les « légitimes diversités humaines », alors que ce pays a été déchiré dans le passé par de sombres convulsions antisémites.
Mais arrêtons-là ! Car en vérité, il n'y a rien de rationnel dans le propos d'Alain Minc. Rien de sensé ni d'argumenté. Dans sa gymnastique intellectuelle tortueuse pour défendre son maître, le conseiller en vient, sans même s'en rendre compte, à utiliser les mêmes thématiques que lui. Pour justifier l'expulsion des Roms, il utilise une thématique anti-allemande. Dans le seul souci de ne pas dire ce qui est pourtant une évidence : autrefois patrie des droits de l'homme, la France se déshonore en conduisant une telle politique. Et le fait qu'un pape controversé le suggère aussi change-t-il quoi que ce soit à cet accablant constat ?
Des galipettes intellectuelles d'Alain Minc, on peine donc, cette fois, à s'amuser. Car elles viennent justifier l'injustifiable. Sans la moindre finesse ni la moindre habileté. Presque avec brutalité. C'est d'ailleurs peut-être cela la morale de cette sombre histoire : l'oligarchie rend bête et méchant.