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25 juin 2011 6 25 /06 /juin /2011 05:35

 

Jean-Loup Amselle, anthropologue, auteur de "rétrovolutions : essai sur les primitivismes contemporains" (Stock, 2010)


L'usage métaphorique des sociétés nomades est en vogue dans les sciences sociales et la philosophie où il revêt la forme de l'errance, du vagabondage, de l'exil, de l'esprit artiste, du flux, de la pensée ou de la raison nomade, en un mot de la "nomadologie".

Il serait possible de faire la généalogie de la configuration nomade, et pointer, par exemple, le romantisme et l'orientalisme de certains auteurs du XIXe siècle comme Flaubert dont la lettre à George Sand de 1867 sur les Bohémiens a été récemment utilisée par les défenseurs des Roms. Dans cette lettre, l'auteur de L'éducation sentimentale identifie ce peuple à différentes figures : celles du Philosophe, du Poète, du Solitaire, de l'Hérétique, et enfin celle du Bédouin. Et l'on pourrait cheminer de la sorte jusqu'à la passion contemporaine pour ce qui est devenu un véritable topos, mais plutôt que de faire de l'histoire des idées, on voudrait partir de l'actuelle fascination pour ce motif afin de remonter dans le temps, vers les sources de l'imaginaire nomade.

C'est dans les années 1970-1990, c'est-à-dire dans la conjoncture post soixante-huitarde, que se noue cette configuration. Avec la fin des "grands récits" (les Lumières, Hegel, le marxisme) et ses suites : l'émergence du postmodernisme, la déconstruction de la raison (occidentale) et de l'universalisme, la mode de l'écologie et la nouvelle philosophie, se fait jour la nécessité d'élaborer un modèle alternatif à la pensée dominante. C'est alors l'anthropologie qui en fournit les outils. Les sociétés nomades en général, et plus particulièrement les sociétés de chasseurs-collecteurs, sont ainsi présentées par Pierre Clastres comme un rempart contre l'Etat (La société contre l'Etat, 1974) ou par Marshall Sahlins comme la première forme de la "société d'abondance" (M. Sahlins "Age de pierre, âge d'abondance", 1976).

En effet, les sociétés de chasseurs-collecteurs, qui forment une partie des sociétés nomades aux côtés des sociétés d'éleveurs, présentent l'intérêt d'être celles qui sont vues comme étant les plus proches de la préhistoire. C'est à ce titre que Jared Diamond voit dans la survenue de la révolution néolithique (passage à l'agriculture et à la sédentarisation), un véritable "effondrement" qui se traduit par l'augmentation de la population et le début de la domination et de l'exploitation des femmes par les hommes.

Tout cet apport anthropologique, lui même inspiré des idées libérales-libertaires, est ensuite réemployé dans les années 1970 par la philosophie, qu'il s'agisse de la revue Libre dirigée par Marcel Gauchet, des réflexions de Jean Duvignaud, Paul Virilio et Georges Pérec sur la "ville nomade" dans la revue Cause Commune de 1972 ou du numéro emblématique de cette même publication consacrée au thème des Nomades et Vagabonds (1975). Sans oublier évidemment le livre-phare de la "nomadologie", Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari qui paraît en 1980.

Dès lors, la fusée est lancée et dans le sillage de cette pensée "désirante" et "nomade" s'engouffre, pour le meilleur et pour le pire, toute une série d'auteurs. Tout d'abord Miguel Abensour, devenu désormais le principal promoteur des idées de Pierre Clastres, puis Bruce Chatwin avec Songs Lives (1986) qui fait des Aborigènes d'Australie le symbole du "voyage nomade", Kenneth White avecL'Esprit nomade (1987), Jean Borreil, naguère collaborateur de la revue Les Révoltes logiques, dirigée par Jacques Rancière, avec La raison nomade (1993) ou bien encore Jacques Attali avec L'homme nomade (2003), livre dans lequel cette figure est représentée par le marché, la démocratie et la foi.

Cette liste serait incomplète si l'on n'y ajoutait les ouvrages dans lesquels est recyclé le grand mythe, cher au XIXe siècle, du Juif sans feu ni lieu. Du nomadisme : vagabondages initiatiques (2006) de Michel Maffesoli est ainsi articulé autour des thèmes du "juif errant", des "villes flottantes" et d'Hermès, tandis que plus récemment, "Le siècle juif" (2009) de Yuri Slezkine met en scène l'opposition entre "apolliniens" sédentaires et "mercuriens" nomades fonctionnels.

Inutile de dire que toute cette glose relève bien souvent du fantasme et du stéréotype et qu'elle n'entretient que de lointains rapports avec les sociétés nomades "réelles", lesquelles n'existent jamais sous la forme pure et pérenne de l'errance et de l'isolement. Ces sociétés sont au contraire toujours en interrelation avec des sociétés paysannes comme dans le cas des sociétés d'éleveurs transhumants ou prennent place dans un tissu intersociétal plus vaste s'agissant des sociétés de chasseurs-collecteurs d'Amazonie. De fait, la chasse et la collecte dans les sociétés amérindiennes de cette région représentent souvent une activité "régressive" par rapport à l'agriculture et l'on peut évoquer à ce sujet la notion de "faux archaïsme" forgée par Claude Lévi-Strauss pour désigner certaines d'entre elles. L'état dans lequel on saisit ces communautés, souvent loin de refléter un "état de nature", est au contraire le produit d'une histoire.

Pour ne citer que cet exemple, les Yagwas d'Amazonie péruvienne, selon l'anthropologue Jean-Pierre Chaumeil, vivaient "naturellement" au bord des fleuves et des rivières avant d'être refoulés dans les interfluves par des invasions subséquentes. Ainsi les sociétés nomades de chasseurs-collecteurs et d'éleveurs sont le produit d'une histoire qu'elles contribuent elles-mêmes à infléchir : on ne saurait donc les utiliser – comme toute société d'ailleurs – comme idéal contemporain de vie collective en oubliant qu'elles ne résultent que de la mise en rapport de moyens donnés avec un environnement et une époque déterminés.

Or, précisément, la représentation que l'on se fait en Occident de ces sociétés nomades, sous la forme d'une sorte de mobilité essentielle, a été érigée en modèle par l'idéologie contemporaine, en particulier pour ce qui concerne le devenir de l'individu. De sorte qu'il s'est produit un glissement de sens, les modalités concrètes de fonctionnement de certaines collectivités humaines, à une certaine phase de leur histoire et dans un environnement géographique déterminé, devenant la façon optimale pour l'individu de se comporter dans la société postmoderne.

On peut ainsi observer une corrélation étroite entre la promotion de l'individu comme élément central et autonome des sociétés contemporaines et les besoins du capitalisme tardif en agents de production totalement flexibles et disponibles. En transposant sur l'individu les caractéristiques de sociétés passées et/ou exotiques, et en réemployant l'anthropologie libertaire des sociétés nomades, l'idéologie néo-libérale n'a pas seulement déshistoricisé les communautés de chasseurs collecteurs, elle leur a également emprunté, dans une optique "new age", certaines de leurs pratiques. Les coach-chamanes, la sophrologie et le "développement personnel", par exemple, font désormais partie de la panoplie d'adjuvants accompagnant la proclamation de l'autonomie de l'individu en tant qu'entrepreneur de lui-même.

Au jeune cadre dynamique toujours sur la piste d'un emploi mieux rémunéré correspond le "chasseur de têtes" qui traque les meilleurs éléments pour répondre aux besoins des multinationales qui l'emploient. Dans les sociétés de chasseurs-collecteurs, comme les Jivaros, on s'approprie le corps de son ennemi en réduisant sa tête pour l'exhiber comme trophée, dans notre société, c'est le capitalisme qui en individualisant le travailleur parvient le mieux à dévorer ses proies. Deux variantes de l'exploitation de l'homme par l'homme, en somme…

Sources : http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2011/06/24/mefions-nous-de-l-ideologie-du-nomadisme_1540133_3232.html

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