Arrivé au pouvoir en 1969 à la faveur d'un coup d'Etat, il est un des plus vieux dictateurs de la planète. Pourquoi? L'historien François Dumasy, spécialiste de la Libye et maître de conférences à l'Institut Politiques d'Aix-en-Provence, explique les structures «floues» d'institutions à la botte de Kadhafi et les multiples compromis passés avec les grandes tribus pour marginaliser l'armée. Ressemblances et différences d'avec les révolutions égyptienne et tunisienne: un entretien réalisé par Joseph Confavreux.
En 1977, Kadhafi abolit la constitution : comment fonctionne alors l'Etat libyen et les structures de son pouvoir ?
En 1977, Kadhafi déclare la « révolution du peuple » et change le nom du pays en Jamahiriya arabe libyenne, un néologisme signifiant la « République des masses » parce qu'elle se veut fondée sur des assemblées de base. Le schéma est bipolaire. D'un côté, on trouve un semblant d'administration dévolu au peuple : ce sont les comités populaires, formés sur des bases essentiellement géographiques (quartiers, villages...), des sortes de soviets censés exprimer directement l'avis du peuple, et auxquels les citoyens sont tenus de participer.
L'émanation nationale de ces comités populaires est le Congrès Général du Peuple (CGP) qui est, théoriquement, l'organe législatif du pays. Mais, de l'autre côté, ces comités populaires sont contrôlés par d'autres comités, dits révolutionnaires, qui regroupent des personnes censées préserver l'idéal révolutionnaire du régime. Ces comités révolutionnaires forment les troupes rapprochées de Kadhafi au niveau politique.
Cette structure dichotomique horizontale entre un pouvoir politique, censément révolutionnaire, et un pouvoir représentatif, censément populaire, est, en outre, concurrencée par de nombreuses structures verticales qui convergent vers Kadhafi.
Le principal organe législatif, le Congrès Général du Peuple Libyen n'a que très peu d'attributions : la défense, les affaires étrangères, l'intérieur et l'économie lui échappent. Kadhafi a en réalité multiplié les structures qui ne dépendent que de lui, dont les attributions sont floues mais les pouvoirs importants. Le plus important est un comité qui regroupe les chefs du coup d'Etat de 1969 et ses principaux conseillers politiques, dont le périmètre d'action est variable mais puissant.
On trouve aussi l'Institut du Livre Vert ou un organe regroupant des gardiens de l'esprit de la révolution libyenne...
En abolissant la constitution, et donc l'Etat au sens classique, Kadhafi a assuré son pouvoir, puisqu'un nouveau comité peut, à tout moment, être créé pour perpétuer un système fondé sur des allégeances personnelles et la redistribution d'une partie de la rentre pétrolière. Kadhafi joue de cette absence de structures cohérentes et stables. Puisqu'il n'existe pas de règles fixes, tout dépend d'un prétendu esprit révolutionnaire, qu'il est le seul à incarner. Quand Kadhafi dit qu'il ne peut pas démissionner parce qu'il n'a pas de rôle officiel, c'est structurellement exact. Il affirme être le guide et l'esprit de la révolution, ce qui lui donne un pouvoir d'autant plus fort qu'il est informel et diffus.
On a vu, la semaine dernière, Kadhafi lire des extraits de son Livre Vert : cet ouvrage sert-il en quelque sorte de code civil ou constitutionnel en Libye ?
Le Livre Vert est aussi typique du système et du fonctionnement de Kadhafi. C'est un ensemble de maximes politico-philosophiques et de remarques sur la société dont l'interprétation est variable, mais peut, in fine, légitimer toute autorité. Rien n'est régulé, tout est fondé sur des principes flous, et chacun peut faire preuve d'un esprit plus révolutionnaire que l'autre dans l'interprétation du Livre Vert pour s'attirer les bonnes grâces du guide suprême.
Kadhafi a écrit ce Livre Vert en référence au Petit Livre Rouge de Mao Zedong en voulant en faire l'ouvrage de référence d'une troisième voie - la voie révolutionnaire - entre le capitalisme et le socialisme. On comprend mal Kadhafi si on oublie qu'il se pense pénétré d'une mission prométhéenne, quasi-messianique, pour guider les masses arabes vers un monde nouveau.
En réalité, le Livre Vert est un ensemble de petits fascicules, portant sur la démocratie, la nature de l'Etat ou la place des femmes dans la société. Le Livre Vert rejette la démocratie occidentale, considérée comme imparfaite car permettant la domination de la majorité sur la minorité, pour une démocratie directe et décentralisée. Kadhafi prône une société organisée autour de petites entités : familles, quartiers, tribus et fondée sur l'intersolidarité de gens qui se connaissent.
Le Livre Vert est aussi influencé par des formes de socialisme européen : sur la place de la femme ou sur le fait que l'Etat doit assurer à ses citoyens de quoi se loger et se nourrir. On y retrouve donc le paradoxe libyen : à la fois un rôle important de l'Etat dans la vie quotidienne (distribution de nourritures, attribution de logements...) et une absence d'Etat, puisqu'il n'existe pas de structures étatiques ou institutionnelles fixes.
Sources pour cet article et les suivants : http://www.mediapart.fr/journal/international/270211/comment-fonctionne-le-pouvoir-absolu-de-kadhafi-durant-42-ans